… sur certains pièges qui nous échappent
À l’issue de deux séquences de français, l’une en lecture compréhensive, l’autre sur l’utilisation du dictionnaire, j’ai décidé de proposer à mes élèves d’ULIS collège une séance récapitulative sous la forme d’un escape game. Il s’agissait également d’amorcer une transition vers l’un des objectifs de la séquence suivante, à savoir mener une coopération efficace.
La ludification des apprentissages participe de la pédagogie du détour dont l’intérêt se révèle double : proposer une situation originale et stimulante d’une part, soumettre une tâche complexe d’autre part. Le recours au jeu en contexte scolaire, bien que présentant un caractère attractif au premier abord, doit éveiller la vigilance chez l’enseignant, a fortiori quand il a en charge des élèves en difficulté. En effet, de nombreuses recherches ont largement démontré les quiproquos qui s’installent dans l’esprit de ces derniers lorsque l’objectif d’apprentissage d’une activité n’a pas été explicitement défini1 : tandis que ceux-ci se cantonnent dans le “faire”, leurs camarades plus connivents avec le système scolaire dépassent la tâche et réussissent les sauts cognitifs nécessaires à la compréhension des enjeux du savoir enseigné.
Ainsi, pour éviter que mes élèves demeurent enkystés à la surface de l’activité proposée, j’ai bien pris soin d’expliciter les objectifs visés avant de leur faire résoudre l’escape game que je leur avais concocté. Ils étaient au nombre de cinq2 :
- comprendre un texte à partir d’informations explicites ;
- comprendre un texte en faisant des inférences ;
- comprendre un texte en faisant appel à des connaissances personnelles ;
- reconstituer la chronologie d’un récit ;
- utiliser un dictionnaire.
Bien que plongés dans une situation stimulante où il devaient s’échapper de la pièce – sans quoi ils étaient condamnés à périr d’un gaz mortel – mes élèves ne devaient pas perdre de vue qu’il s’agissait avant tout pour eux de réinvestir à bon escient les stratégies que nous avions étudiées au cours des dernières semaines. Trente minutes précisément leur étaient accordées pour se sortir de ce pétrin ; la projection au tableau du compte à rebours et la diffusion en fond sonore d’une bande musicale oppressante et ponctuée du rire sardonique du terroriste, accentuaient le stress. En ayant pris soin également de soigner les supports et les artéfacts (police cursive, code maçonnique, puzzle circulaire, formule mathématique ésotérique, cryptex…), j’ai réussi à embarquer tous les élèves dans le scénario… et dans le travail de résolution des énigmes. Chacune d’elles, a priori standard, avait été rendue complexe par tout l’habillage décrit plus haut, ce qui nécessitait impérativement de coopérer pour terminer dans le temps imparti.
Pendant ce temps-là, mon rôle a uniquement consisté à les observer. Aucune aide sinon celle de leur rappeler qu’ils disposaient de dictionnaires et d’un ordinateur.
Au bout du compte, ils sont tous morts ! Seulement trois des cinq énigmes ont été résolues. Il s’agit alors d’analyser ensemble ce qui s’est passé lors d‘un debriefing, qui constitue la phase la plus importante d’une séance pédagogique basée sur le jeu. On objective alors avec eux les stratégies employées, on retisse les liens avec les séances de cours plus classiques. Sans cette étape, une séance escape game est vaine. “Quelles énigmes avez-vous solutionnées ? Lesquelles vous ont posé problème ? À quel élément de cours cette énigme faisait-elle appel ? Comment vous y êtes-vous pris ? Pourquoi ? Comment auriez-vous pu faire autrement ?” Comme le défend le chercheur Éric Sanchez, on n’apprend pas simplement en jouant, mais davantage à partir du jeu3. L’enseignant exerce alors pleinement son rôle d’éducateur en aidant à formaliser les savoirs qui étaient sous-jacents.
C’est d’ailleurs au cours de cet échange collectif que les élèves ont pris conscience de la principale origine de leur échec, à savoir leur total manque d’organisation. La coopération, ça ne s’improvise pas. Dans un escape game, le travail en équipe passe par une répartition des rôles de chacun. Au départ, il aurait fallu prendre connaissance de toutes les énigmes afin de déterminer les binômes chargés de résoudre telle ou telle. Au lieu de cela, les élèves avaient papillonné d’une table à l’autre, délaissant complètement une des énigmes car d’apparence moins attrayante. En outre, le fait qu’une énigme ait débouché sur une réponse erronée a fait émerger l’idée d’organiser une vérification par un autre binôme. Cette analyse des erreurs et la détermination des solutions à instaurer constitue un levier d’apprentissage puissant4.
Ces conseils d’organisation essentiels doivent être sollicités de nouveau par la suite, pas nécessairement lors d’un autre escape game. Pour ma part, quand je leur demande de coopérer – par exemple, lors de l’étude d’un corpus documentaire au CDI – en amont de la séance, ils doivent rappeler les principes d’un travail efficient et je les écris au tableau. Ce n’est qu’à ce prix que cette compétence, plutôt transparente et rarement enseignée en tant que telle, devient une routine. Le jeu remplit alors tout son rôle médiateur.
1Lire à ce propos les travaux menés par l’équipe Escol, avec Jean-Yves Rochex, Elisabeth Beautier, Stéphane Bonnéry ou encore Jacques Crinon.
2Les quatre premiers sont relatifs à la méthodologie énoncée par Sylvie Cèbe et Roland Goigoux dans leur ouvrage Lector & Lectrix, aux éditions Retz (2020).
3Eric Sanchez et Margarida Romero, Apprendre en jouant, collection Mythes et réalités, Retz, 2020
4Jean-Pierre Astolfi, L’erreur, un outil pour enseigner, collection Sciences Humaines, ESF, 2020
Stéphane Clerc,
professeur coordonnateur d’ULIS
collège Jacques Prévert (Chalon-sur-Saône)